LE CELLIER D'EPIERRE

Les habitants d'Epierre

Le cellier d'Epierre est une bâtisse remarquable, hélas bien endommagée, située dans la vallée de la Morena à environ deux kilomètres et demi de Cerdon en passant par le hameau de Préau.

On imagine difficilement cette zone de fond de vallée encadrée de pentes à la végétation forestière dense et certainement déjà en culture comme celle de la vigne. Ce vignoble en piedmont, exposé au sud a pris de l'extension au fil des siècles avec une construction dont on ne sait pratiquement rien, probablement à l'origine édifiée avant le resserrement de la vallée et dans sa partie la plus protégée.

Il est certain que dès le XIVe siècle la bâtisse fut plus importante avec une cave voûtée de style roman et des logements au dessus. Peu à peu les acquisitions de terres permettent au début du XVIe siècle un agrandissement du domaine qui va s'étendre par delà Epierre et sur la montagne, aux lieudits de Chouin, Superiat, Luquin. Jusqu'à la Révolution cette propriété ne cesse de s'accroître avec une surface en vignes d'une dizaine d'hectares d'Epierre au Crêt du Jour, sous la direction de moines convers qui s'acquittent des tâches matérielles et auxquels viennent s'adjoindre des métayers locaux ainsi que des journaliers. A la fin de la Renaissance des aménagements plus conséquents sont réalisés sur la bâtisse avec sans doute l'édification d'une chapelle. Viendront plus tard des bâtiments attenants dont une vaste grange.

Avant La Révolution

En 1136 les chartreux de Porte et les Cisterciens de Saint-Sulpice signe un accord pour leurs limites "incampestribus planas Fugias" c'est-à-dire « De la plaine non nivelé jusqu’à la  Fouge » là où se trouve la  cascade de la reculée d'Espierre).

En 1209 l'abbaye de Meyriat se voit accorder le droit d'acheter du vin à Cerdon et dans cet endroit paisible qui semble éloigné de tout, entouré de hauteurs boisées s’installe les chartreux de Meyriat suite à une donation faite par Alix de Coligny alors veuve d'Humbert II et ses fils Etienne, Humbert et Bernard de Thoire sire de Thoire en 1217. Il s"agit de tous les biens que ces derniers possèdent à Espierre et Rosières1 "Pour le salut de leurs âmes" ce qui permet aux ecclésistiques d'acheter des vignes et bâtir un cellier2.

En 1218 l'archevêque de Lyon, Renaud, donne à Humbert prieur de Meyriat, les dîmes d'Epierre et de Rosières contre vingt sous genevois (Soit une livre de l’époque).

Des donations multiples permettront aux chartreux de gagner en espace comme celles d’Ismion de la Balme  en 1230 ; de Josserand et Beraud de la Balme3 au village de Suyns4 en 1248 ; d’Etienne de La Balme et de sa femme Martine (fille d’Ismion de la Balme) en 1266 de ce qu’ils possèdent aux territoires d’Epierre.

On trouve en 1299 dans le cartulaire5des sires de Villard plusieurs hommages6 fait par les chartreux pour leurs vignes d’Epierre. Ces hommages sont cités en 1306 et 1347.

Parmi certain faits des chartreux de Meyriat on trouve en 1409 l’affranchissement des Bolliet de Cerdon et en 1494 une somme de cinquante livres versée pour la subsistance des pauvres de la communauté de Cerdon.

A partir de 1438 et pendant plus d’un siècle les chartreux effectueront plusieurs achats de biens dans la Montagne de Cerdon, sur Choin, Epierre et Préau. Ainsi en 1512 cette vente par Jean Javelot d’Ambronay des fermes de Choin et de la Sauge avec leurs dépendances

Un procès en 1511 et 1512 oppose les syndics de Cerdon alliés au procureur fiscal de Savoie et les Chartreux où il est fait mention des Boliet bourgeois de Cerdon que les religieux affirment qu'ils sont hommes de la Chartreuse.

En 1560 est réalisée la reconstruction et l’aménagement du premier étage, sur la porte du grand couloir.

Un affranchissage est passé par le prieur de Meyriat le 28 juillet 1583 au profit de Perceval et Pierre Bolliet Cadery7

En 1586 par un acte passé à Espierre dans la chambre du prieur, il est question d’une reconnaissance par les chartreux d'une servitude sur un pré verger, il est écrit qu’ils paient à la ville de Cerdon sept pots de vin le vendredi saint (environ 13 litres) en vertu d'une reconnaissance passée en 1560.

Au début des Temps Modernes la Chartreuse de Meyriat est considérée comme un véritable fief.

A la fin du XVIIe siècle il existe encore des gens asservis à la Chartreuse. Ainsi en 1683 les frères Goiffon du Balmay sont affranchis par les chartreux moyennant la somme de 135 livres chacun.

Le 27 février 1760 un bail est conclu entre les chartreux de Meyriat et un certain Galley pour gérer le domaine dans les activités fourragères, celles concernant notamment le bétail et les bois.

Au sujet de droits d’eau sur la Morena et du manque d’eau provoqué  par l’irrigation des prés du cellier par les chartreux, Simon, Victor et Etienne Dubreuil, papetiers de Préau leurs intentent un procès8 le 9 septembre 1783.

Avec la Révolution les chartreux sont chassés d’Epierre

Après La Révolution

Dès décembre 1789 le domaine est déclaré "Bien National" et les moines en sont chassés l'année suivante. Mis en vente l'ensemble est acheté en 1791 par Charlotte Julie Montluzin de Gerland, veuve d'Alexis Dujast certainement pour Joseph Orsel seigneur de la baronnie de Chatillon-de Cornelle, de la Verdatière, de Montgriffon et la Tour des Echelles de Jujurieux. D'ailleurs la dame en question deviendra en 1794 l'épouse dudit Joseph Orsel après que ce dernier ait connu des difficultés avec le nouvel ordre révolutionnaire.

La présence des chartreux est attestée par plusieurs actes9 notariés datant de 1813 à la suite de différends et d’échanges entre Joseph Orsel et plusieurs vignerons de Cerdon à propos des bois du domaine d’Epierre. Ces actes font référence à des concessions qui leur ont été faites par les chartreux de Meyriat par des Chartres datant du 8 septembre 1258, du 12 janvier 1259, du 9 février 1279, 2 septembre 1450 et 25 mai 1499. Par ces concessions ils «… ont un Droit D’usage Très Etendu dans les Bois des Seigneurs de Chatillon de Corneille Situés dans leurs Terres et Seigneuries de Chatillon pour les Besoins et utilité du domaine du quel Dépend un Cellier α un vignoble Considérable notamment pour le pesselage10 Echalassage de leurs vignes leurs chaufage la cloture de leurs fonds indépendants et autres besoins de ce domaine…»

L'union de Joseph Orsel avec Charlotte Julie Montluzin de Gerland ne dure guère plus d'une année et se conclut par un divorce qui laisse le domaine à Joseph Orsel jusqu'à son décès survenu en 1820.

Un état des revenus d'Epierre de 1820 en établit les biens11. Dans ce document il est spécifié que François Marie Pierre Maupetit, son neveu, acquitte alors le quart des contributions foncières et par acte testamentaire est admis à jouir des biens d'Epierre pendant deux ans. Il en cédera cet usufruit avant échéance à Philippe François Buynand des Echelles12 père de Jeanne Pauline13, veuve et seconde épouse de Joseph Orsel. Cette dernière épousera en 1822 Joseph Montluzin de Gerland.

Plusieurs inventaires14 des endroits bâtis datant de 1821 et 1825 répertorient à la fois les lieux, le mobilier, le matériel, les productions de vin, le bétail.

En 1827, le couple Montluzin de Gerland – Buynand des Echelles y réside et récupère le tiers du domaine acheté à Louise Sophie sœur de Jeanne Pauline, le dernier tiers avait été déjà acheté personnellement par Joseph Montluzin de Gerland en 1826 à Joseph Camille autre frère de Jeanne Pauline. En mars 1830 le couple met en vente15 tous les immeubles qu'il possède sur les communes de Cerdon, Saint-Jérôme, Izenave et Corlier. Il est précisé qu'une partie de ces biens forme trois corps de domaines appelés Epierre, Superiat et l'Evierre (ou Vieres). Finalement le 8 novembre de cette même année, pour la somme de 60 000 francs le domaine d'Epierre dont la superficie est estimée à 55 hectares - 98 ares - 10 centiares est vendu16 à Mr Claude Augustin Séraphin comte de la Beaume Pluvinel. Il semble qu'il ne le garde pas très longtemps puisqu'il est racheté17 pour 70 000 francs le 28 juillet 1831 par le comte André Marie Jules de Jerphanion, chevalier de l'ordre religieux et militaire du Saint Sépulcre de Jérusalem, qui va y réaliser des aménagements conséquents dans les parties habitées, et établir au bout du couloir de l'étage du bâtiment principal une petite chapelle intérieure dont les restes étaient encore visibles en piteux état vers 1985.

Le baron de Jerphanion conclu un bail du domaine d'Epierre avec Joseph Renaud le 29 octobre 1892.

Il va rester dans le patrimoine de Jerphanion jusqu'en 1895 où il sera vendu18 45 000 francs par Marie de Jerphanion à François Eugène Chavent fils de Joachim, négociant papetier à Lyon et propriétaire du château de Lacoeuille. Ce dernier y décède en 1927. Un évènement important se déroula à Epierre le 30 décembre 1947 : le mariage dans la petite chapelle du lieu de Philippe De Gaulle fils du général Charles De Gaulle, présent à la cérémonie, et d'Henriette de Montalembert. La famille Chavent conservera ce domaine jusqu'en 1983 mais à partir des années 50 avec Melchior Chavent le bâtiment principal et les dépendances ne seront plus entretenus et deviendront inhabitables.

Il semble qu'à partir de cette dernière année une malédiction s'acharne sur le cellier d'Epierre. Dominique Saint-Pierre et Christian Ruby en font l'acquisition en 1983 et envisagent pour la demeure et les dépendances une restauration sérieuse et efficace. Elle débute par la réfection de la toiture qui s'était en partie effondrée. Achevée fin 1984 c'est une première protection indispensable pour assurer une rénovation intérieure dans un proche futur. Des projets sont évoqués pour rendre au cellier sa mission première et en faire un possible centre des vins du Bugey doublé d'un espace capable d’accueillir des événements culturels. Mais le cellier n'est pas à l'abri des pilleurs de tout genre qui s'approprient bon nombre d'éléments d'ouverture, planchers et autres profitant de son isolement. En juin 1992 pour des raisons "qui restent encore obscures" un incendie se déclare dans le bâtiment principal toiture et corps du bâti sont la proie des flammes. Malgré l'intervention des pompiers, rien ne peut être sauvé et les propriétaires catastrophés ne peuvent que constater les dégâts et l'effondrement d'une œuvre qui s’annonçait promise à un bel avenir. Désabusés ils ne pourront que faire recouvrir l'ensemble d'une toiture en tôle et revendre un ensemble ruiné. Alerté et sollicité en 2005, après une longue période de vagues occupants et de squats divers, l’association Patrimoine des Pays de l'Ain sans doute freinée par quelques appréhensions financières et l'envergure d'un nouveau projet se tournera vers la Bresse pour y restaurer la « grosse grange d'Ozan ».

Même les magnifiques cuves de la cave voûtée ont disparu et de nombreux tags viennent « gangréner » les murs renforçant l'état d'abandon et de désolation du lieu. Un nouvel achat par le couple Borges maintiendra un vain espoir d'une possible réhabilitation qui s’avérera très vite une simple opération financière. Ce n'est qu'en février 2013 que Mr et Mme Papet après achat de l'ensemble envisagèrent une restauration lançant de multiples alertes à travers la région cherchant à s'appuyer sur les organisations officielles en place. Les demandes de permis de construire se verront refusées, la construction ayant, entre autres, été jugée non conforme au Plan Local d’Urbanisme de Cerdon (PLU), en dépit d'une inscription supplémentaire des bâtiments historiques datant de 1983, plaçant le site en zone naturelle et accentuant le désespoir du propriétaire au printemps 2018 allant jusqu’à envisager une grève de la faim. L’appel effectué auprès du tribunal administratif de Lyon n’aboutira pas. Cependant l'enquête publique de l'été 2018 laisse entendre une révision possible du PLU dans le cas où une restauration est envisageable..

On peut s’interroger sur le fait que Cerdon, bénéficiant du projet d'aide du Département voit actuellement la rénovation de la Cuivrerie, ne puisse bénéficier d’une aide conséquente pour la mise en valeur de ce cellier historique situé dans un décor exceptionnel propice à un développement touristique maîtrisé et unique, et ainsi contribuer au rayonnement de la région.

Dans l’été 2019 il apparaît qu’une solution soit envisagée pour une rénovation. Dans le cadre des journées du patrimoine 2020 des visites sont organisées pour sensibiliser les populations locales. En avril 2021 le conseil municipal de la commune aborde la question budgétaire. Ces dernières informations encourageantes nous permettent de garder espoir pour la conservation de ce patrimoine historique.

1 Rosière ou La Rozière lieu dit au nord-est d’Epierre, vaste étendue en pieddmont sous la roche de Flamont.

2 Un grand nombre d’éléments de l’histoire du cellier d’Epierre proviennent de l’ouvrage « Monographie de Cerdon » par A.Janichon, Instituteur – Imprimerie Nouvelle 1926.

3 Cette donation fut cautionnée par Béatrix de Faucigny  dame de Thoire et Villard.

4 Choin lieudit dans La Montagne de Cerdon au dessus du ruisseau de Perolles où jadis il y avait un domaine avec peut-être une maison de maître.

5 Recueil de chartes contenant la transcription des titres de propriété et privilèges temporels d'une église ou d'un monastère.

6 Dans son expression courante, l'une des personnes, désignée comme supérieure (sous des appellations diverses : « seigneur », « suzerain »), tient sous sa dépendance et sa protection une autre, considérée comme inférieure (sous des appellations diverses, la plus commune étant celle de « vassal »).

7 On retrouve souvent par la suite ce patronyme écrit Bolliet Cadère.

8 « Anciennes Usines à Eau Cerdon et Labalme » – Vol3 – J. Grimbot – réédition 2019 – imprimerie Fontaine - page 138.

9 Source : Archives Départementales du Rhône - 104J19

10 Pesselage, s. m. (Agriculture) c’est l’action de garnir une vigne de pesseaux [l’Encyclopédie 1751] - Pesseau : échalas pour les vignes.- Ainsi,on dépessèle, et on aiguise ensuite les pesseaux pour pesseler avant le deuxième labour. Les échalas ont une longueur moyenne de 1m60,et on les enfonce dans la terre de 15 centimètres environ;[…]. — (Raimond Boireau, Culture de la vigne - Traitement pratique des vins - Vinification, distillation, Bordeaux, Vve P. Chaumas, 1887, p.64) - Elles sont échalassées si on se sert d'échalas carrés en chêne, nommés charniers, de 1,40 mètres de longueur ; elles sont pesselées si on emploie du pesseau rond de bois blanc de 2 mètres de long. Le prix du pesseau n'est que le tiers de celui du charnier. — (Rapport fait au comice agricole de Saumur par la commission d’œnologie nommée dans la séance du 18 février dernier, dans le Bulletin de la Société industrielle et agricole d'Angers et du département de Maine-et-Loire, vol.9, Angers, Ernest Lesourd, 1837, p.2

11 Source : Archives Départementales du Rhône - 104J70

12 Source : Archives Départementales du Rhône - 104J18-104J20

13 Source : État-civil, Ambérieu-en-Bugey, 1822, promesse et acte de mariage de Joseph Émile Montluzin de Gerland et Jeanne Pauline Buynand des Échelles

14 Source : Archives départementales de l’Ain - 3E2068, fo 40,41 et autres

15 Source : notaire Duguest à Lyon

16 Source : Archives départementales de l’Ain – Hypothèques Nantua – Vol 36 articles 39 et 40

17 Source : Archives départementales de l’Ain – Hypothèques Nantua – Vol 37 article 70

18 Source : Archives départementales de l’Ain – Hypothèques Nantua – Vol 457 article 55